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Pourquoi il faut lire... Robert M. Pirsig

Dernière mise à jour : 23 août 2021



Couverture du livre de Robert M. Pirsig

Nous sommes quelque peu étonnés, quand nous en prenons conscience : le livre de Pirsig nous fait penser au "Moby Dick" de Melville. Ce rapprochement est justifié, il y a une certaine ressemblance entre les deux récits et, à la fois, une grande différence qui, même, les met en opposition.

La ressemblance, c'est que Pirsig a l'air de simplement nous raconter une longue randonnée à travers le continent américain, tout en s'intéressant au problèmes techniques que peuvent poser les motocyclettes, et que, de son côté, Melville nous raconte une longue navigation dans les mers du Sud pour nous faire un véritable cours sur la technique de la chasse à la baleine.

Cependant, ni pour l'un ni pour l'autre, ces sujets ne sont l'essentiel, et dans les deux cas il s'agit d'autre chose. Seulement, pas de la même façon.

L'aventure antique de Melville a un sens allégorique, elle nous suggère la passion d'un héros mégalomaniaque qui a entrepris de vaincre le Mal, lui-même représenté par un monstre dont le nom évoque la vulgarité et le Diable. Si le caractère élitiste de cette aventure ne saute pas aux yeux, c'est que, cet élitisme, on le respirait partout dans l'air de l'époque; c'était le siècle de la paranoïa.

Il n'y a chez Pirsig ni allégorie, ni paranoïa, ni élitisme.

Si ce sont les progrès de la technique, depuis l'époque de la marine à voile jusqu'à celle des motocyclettes, qui font que l'oeuvre de Melville appartient au passé, ces progrès ne sont pas là où nous pourrions être tentés de nous les figurer. En fait, la paranoïa aujourd'hui (et une paranoïa qui pourrait bien être aussi suicidaire que celle du capitaine Achab) a trouvé refuge dans la technologie elle-même. Objectivée, elle est devenue impersonnelle et ainsi d'autant plus incurable. Elle condamne l'homme d'aujourd'hui, l'individu, à une existence schizophrénique. Le progrès infini, l'héroïsme et la vertu qui n'ont pas de limites, la folie du salut qui projetait nos aspirations au-delà des bornes du réel, le héros s'en trouve dépouillé, de même que la mégalomanie de l'homme de guerre (d'un MacArthur, par exemple) cède la place à celle de la Bombe. C'est elle maintenant, la Bombe, qui court vers un absolu asymptotique avec toute notre technologie, nous enlevant toute prétention personnelle autre que celle de nous débrouiller et de sauver ce que nous pourrons.

C'est là qu'intervient le zen.


Robert M. Pirsig

Ce mot ne figure guère que dans le titre mais se sous-entend partout dans le récit lui-même. Les complications doctrinales du zen sont difficiles à comprendre (ou à exposer) pour les spécialistes eux-mêmes, et, bien entendu, il n'en est pas question ici. Mais les aspects purement négatifs de la doctrine sont plus accessibles aux Occidentaux, et ce sont probablement aussi les plus importants pour les Orientaux. Le zen n'admet aucune sorte de transcendance, pas de paradis, ni perdu ni promis. Pas de héros ni de saints, du moins au sens où nous l'entendrions. Il nous propose seulement, par les moyens d'une formation existentielle, d'atteindre à une sorte de sagesse dont le principal bienfait est la pacification de l'esprit. (Peut-être croyons-nous comprendre cet aspect du zen parce que dans notre histoire intellectuelle il y a le souvenir de l'ataraxie. Mais ce n'est pas tout à fait la même chose.) La promesse du salut de notre âme, depuis tant de siècles, même par les moyens du détachement et le mépris des choses de ce monde, nous a plutôt rendus dingues. Or la dingueriez elle-même a sa place et est prise en compte dans le zen : la préparation à la pacification de l'esprit comporte en effet des épreuves, et en particulier le passage par une crise mentale profonde, que les spécialistes du zen comparent à une sorte de schizophrénie artificielle. Il est bien possible que Ronald Laing ait tiré de là ses premières conceptions (la métanoïa), mais il n'y a pas de rapport entre ces conceptions et l'usage beaucoup plus discret ou modeste que Pirsig a pu en faire. Il ne s'agit pour le narrateur que de retrouver et de conserver la paix de l'âme, dans la vie quotidienne, sans paradoxe, sans mystère, comme le pus banal et le plus terre à terre des souverains biens. Il a subi l'épreuve initiatique sans l'avoir cherchée : un passage par la schizophrénie, qui lui a valu un internement dans une clinique psychiatrique. Ce malheur - ou cette chance -, il l'a dû à des démêlés avec de véritables technocrates de la philosophie universitaire, à un moment où il avait encore l'illusion de trouver une solution à ses difficultés, et même de choisir une carrière, du côté de cette fausse sagesse. On voit bien que cette aventure n'a aucune ressemblance avec le combat du capitaine Achab, elle n'a aucun sens symbolique, elle n'a rien d'allégorique. Les événements qui ont conduit le narrateur à la schizophrénie et de la schizophrénie à la paix de l'âme sont données pour ce qu'ils sont, ils n'ont pas un autre sens, on peut les approfondir en les interprétant, ce qui est bien différent de ce qui se produit dans une allégorie. Il y a simplement deux récits, qui se soutiennent l'un l'autre, tous deux également donnés pour vrais et réels : celui d'abord d'un voyage depuis la région des Grands Lacs jusqu'au Pacifique, et celui d'un voyage mental depuis une folie ordinaire et sans grandeur jusqu'à une paix de l'âme, sans grandeur non plus. La motocyclette, d'autre part, n'est pas un symbole de la technologie ni de la rationalité, elle en est un exemple, c'est-à-dire un morceau, un échantillon. Elle permet des exercices qu'on pourrait appeler d'hygiène mentale, si ces mots n'avaient déjà, fâcheusement, un sens différent. Ces exercices sont adaptés au monde d'aujourd'hui, qu'on ne peut évidemment pas fuir, sinon dans l'illusion. Dans ce livre, c'est l'attitude esthétisante qui représente discrètement la tentation refusée de la fuite.

Le récit cesse au moment où la pacification est atteinte pour le narrateur et pour son jeune fils, lequel commençait une crise psychotique. Cela n'a rien du triomphe ni de la victoire, et les choses nous sont présentées avec tant de justesse que nous sommes disposés à croire l'auteur, quand il nous suggère, dans une note extérieur au récit, qu'il y a des éléments autobiographiques à l'origine de cette histoire.

A mes yeux ce livre est extraordinairement moderne. Cet adjectif ne veut pas dire "à la mode", évidemment, puisque la mode sert surtout à farder et à déguiser la réalité. Il nous dérange un peu de nos habitudes de lecture au début, mais, pour moderne qu'il soit, il est dans une tradition : après tout, la visée d'Ulysse était assez modeste, il voulait rentrer chez lui. Les Cyclopes et les Lestryons, il n'y tenait pas. Ils étaient réservés à Achab, et à tout le courant de civilisation qui devait la produire.

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